Teaser de Juillet
A l'extérieur des quartiers du Capitaine, la tempête continuait à s'amplifier. Des rideaux de pluie s'abattaient sur les hublots obscurs, et régulièrement le sol se soulevait considérablement alors que le Shaper's Quest s'enfonçait péniblement dans la houle. On pouvait à peine entendre les cris des marins en alerte à travers le hurlement de la tourmente. La confusion à l'extérieur de la cabine, n'était toutefois rien en comparaison de celle qui régnait à l'intérieur.
Trois hommes trempés et ébouriffés étaient assis autour d'une table dont le bois s'était fendu avec le temps, nerveux et se fixant du regard, épuisés par des heures de discussion. Leur chef fut le premier à rompre le silence.
Par la Reine Olthoi, non ! cria Lord Sigurd, tapant la table de son lourd poing. Les deux autres hommes hésitèrent. "Nous ne ferons pas marche arrière ! Il est trop tard pour une telle couardise. Il nous reste moins de la moitié de notre combustible, une semaine au maximum de biscuits rassis, encore moins d'eau, et une seule chaudière qui produit tout juste de la vapeur..."
"...et nous avons mis en pièces ce qu'il restait de l'autre pour réparer celle-ci," acquiesça Albert, l'Ingénieur en Chef à la barbe grise de Lord Sigurd. "Nous connaissons tous les faits. Mais ils sont justement des raisons pour faire demi-tour, pas pour poursuivre notre chemin. Si la dernière chaudière succombe en pleine mer, nous y mourrons. Nous avançons dans des eaux inconnues, sans carte maritime, sans provisions. A présent..." Albert fut interrompu par une énergique embardée tribord. En bas, il y eut des bruits et des blasphèmes alors que quantité d'objets heurtaient le pont.
Quand l'agitation se fut calmée, Albert continua. "Cette tempête sonne comme un avertissement, sire. Changeons de cap en direction du continent, mettons pleine vapeur. Le charbon qu'il nous reste durera peut-être jusque là. Si nous passons quelques mois à terre, mes ingénieurs pourraient peut-être forger un nouvel assemblage de valves et de soupapes pour la chaudière principale. Alors, si nos prospecteurs trouvent une nouvelle mine de charbon, il est possible que..."
"Peut-être ? Il est possible ? l'interrompit brusquement Lord Sigurd. "Peut-être que nous serons dévorés par les Olthois. Ou il est possible, Albert, que nous nous fassions dévorer par les Olthoi ! Notre protection ancestrale a disparu pour toujours. Nous les maintiendrions à distance pendant une semaine, deux au plus, et alors ils écraseraient notre camp et nous régleraient notre compte."
"Nous pourrions vivre sur le Shaper's Quest, envoyer des bateaux à terre..."
"Imaginons que ces bateaux reviennent vraiment du continent, ce qui n'arriverait pas. Nous mourrions quand même d'une mort lente en mer. Albert, vous connaissez ce navire mieux que moi, et même moi je sais qu'il a bientôt fait son temps. La chaudière principale ne fonctionnera jamais à nouveau, la chaudière secondaire se brisera avant que quinze jours se soient écoulés, et alors le Quest ne sera plus rien qu'un canot surdimensionné."
Sire, mes ingénieurs ont ramené le Quest à la vie par le passé," répliqua Albert durement. "Ils peuvent le refaire."
"Plus à présent. Je ne veux pas avoir l'air de manquer de respect à votre équipe, Albert, ils sont les meilleurs bricoleurs vivants. Mais ce navire est basé sur la magie aussi bien que la ferronnerie, et les deux tombent dans l'oubli. De ce que nous en savons, même les Empyreans qui l'ont construit ne parvenaient pas à lui rendre sa combativité sans faille."
A ce moment le troisième homme, un érudit squelettique aux yeux écarquillés, prit la parole. "Il y a un autre moyen Milord. Nous pourrions combattre les Olthois. Nous pourrions construire une armée et les repousser sous terre..."
"Non !" s'exclamèrent Sigurd et Albert à l'unisson.
"Mais vous avez vu comment mon Gear Knight combattait les insectes ! Ils ne le touchaient pas !"
La main de Lord Sigurd alla se poser involontairement sur la blessure encore douloureuse à son côté, où la patte d'un Olthoi lui avait presque ôté la vie. "Un Gear Knight, Ludward," soupira-t-il. "Un seul Gear Knight, et combien de temps cela vous a-t-il pris pour le reconstruire ?"
Ludward se renfrogna. "Ca n'est pas un problème. Ca sera plus facile la prochaine fois."
"Il n'y aura pas de prochaine fois, Ludward. Le sujet est clos. Et," ajouta Sigurd, regardant Albert "il est temps de clore également cette discussion au sujet d'un demi-tour. A moins que les terres aient changées, nous débarquerons d'ici quelques jours."
"Et si les terres ont changées ?" s'obstina Albert.
"Pourquoi serait-ce le cas ? Si les terres ont changé, nous devrions arriver même..."
Le reste des mots de Sigurd fut noyé soudainement dans un choc incroyable. Le métal hurla dans une agonie déchirante alors que les trois hommes tombaient à travers la pièce avec la plupart de leurs effets. Une bouteille de vin tomba d'une étagère basse et se brisa en éclats, répandant sur le sol de la cabine la couleur du sang.
Lord Sigurd était étourdi par la douleur alors que sa blessure s'était rouverte une fois de plus. Sonné, il trébucha alors que Albert bondit à travers la pièce et ouvrit d'un seul coup le hublot. Un déluge de vent et d'eau s'engouffra dans la pièce accompagné des cris des marins terrifiés. "Un récif ! Nous avons heurté un récif !" cria une voix. Une autre hurla, "Une brèche à été ouverte !" Et alors la sentence tant redoutée : "Un homme à la mer ! Un homme à la mer !"
A ce moment, le visage d'Albert fut traversé par un regard de douleur vive. Lord Sigurd avait vu ce regard auparavant, chez les parents dont les enfants avaient été emmenés par les Olthoi ou par la fièvre. Mais l'Ingénieur en Chef se maîtrisa au bout d'un instant. "Les canots de sauvetage ! Pour l'amour du Shaper, occupez vous des canots de sauvetage !" hurla-t-il, et il disparut dans la pluie. Lord Sigurd, s'appuyant lourdement sur le frêle Ludward, le suivit vers la sortie. Alors qu'ils partaient, la puissante sirène du bateau retentit trois fois, appelant une quelconque aide qui se trouverait sur ces rivages étrangers. Lord Sigurd eut la certitude qu'il ne mettrait plus jamais le pied dans la cabine.
Moins d'une demi-heure plus tard – pour autant que les hommes de la Fraternité étaient rapides et décidés à souhait – les canots de sauvetage avaient été chargés à la hâte avec les hommes et les femmes, une poignée d'enfants, et les quelques trésors qui avaient pu être rassemblés précipitamment. Albert fut le dernier à se hisser péniblement depuis le pont. Il alla immédiatement se placer aux côtés de son seigneur, criant à travers la tempête déchaînée.
Nous n'avons pas pu fermer la chaudière, sire. Six d'entre nous ont essayé de fermer les valves – c'était inutile, elles sont figées grandes ouvertes. Quelque chose doit avoir été endommagé dans la collision. Il n'y a aucune certitude de quand, ou même si il se libérera des récifs."
"Et il continue à prendre l'eau ?"
"Lentement. Les compartiments inférieurs sont complètement inondés..." Une grande vague frappa le bateau sur le côté, et pendant un moment la voix d'Albert fut noyée par les hurlements des enfants dans le canot de sauvetage. "Complètement inondés, et l'eau monte jusqu'à la salle des machines. Nous ne sommes pas surs de ce qui se passerait si les chaudières étaient submergées..."
Sigurd opina de la tête. "Avec de la chance, il restera immobilisé ici, et nous pourrons revenir demain pour un sauvetage. Mais pour le moment, nous devons éclaircir la situation." Albert acquiesça de la tête, marquant son assentiment.
"Mettez les canots à la mer !" cria Sigurd. Il mit prudemment un pied dans un des bateaux luisants alors qu'Albert faisait de même. Ludward se trouvait déjà à l'arrière du canot, pris en sandwich entre plusieurs apprentis mécontents à l'air misérable. Lentement, avec un grincement, les vieux treuils du Quest descendirent les quatre canots dans les eaux turbulentes.
"Que chacun prenne une rame ! Ramez vers le rivage ! Ramez vers les lumières !" Puisque, de fait, quelques pales signaux de lumière brillaient à présent depuis la plage. Quelqu'un sur la terre ferme devait avoir répondu aux grondements de la sirène. Sigurd espérait qu'ils étaient bienveillants, doutant que ses hommes conservaient suffisamment de combativité en eux.
Mais, aux vues de la tournure que prenaient les événements, il n'y avait pas de danger. Les habitants qui vinrent à la rencontre de Sigurd et de ses gardes sur le rivage n'étaient pas des soldats, mais simplement les citoyens endormis d'un lieu appelé Cavendo. Sigurd questionna leur chef, un fier compagnon nommé Kanten, jusqu'à ce qu'il eut la certitude qu'ils n'étaient pas mis en danger immédiat par les Olthois ou le peuple de Cavendo. Alors il se détendit. Quand on lui proposa un refuge, il l'accepta avec gratitude. La nouvelle se répandit à travers les canots accostés que la Fraternité était en sûreté parmi des compagnons bienveillants.
Alors que les voyageurs étaient en chemin bouleversés et épuisés en direction des lumières de la ville proche, Sigurd entendit un cri strident de terreur en arrière. Il se retourna et vit Ludward courir désespérément en direction des vagues, Albert sur ses talons. Ludward n'avait pas fait trois pas dans les vagues martelant qu'il fût saisi de derrière, puis traîné de tout son poids vers le rivage. Quand Sigurd arriva à sa hauteur, Ludward s'étranglait toujours en essayant de se libérer de la prise du vieil ingénieur.
"Je l'ai laissé – j'ai laissé quelque chose à bord, Sigurd ! Oh, s'il vous plaît, nous devons y retourner !" Mais Sigurd secoua la tête tristement pointant en direction de la mer. Ludward jeta un coup d'œil à travers la pluie et l'obscurité, et émit une faible plainte d'épouvante. La silhouette sombre du Shaper's Quest avait disparue.
Immobile, Ludward ne quittait pas la plage. Il durent le traîner jusqu'en haut de la colline vers Cavendo, en sûreté.
Le Chevalier était fatigué, très fatigué. Il s'était souvent senti ennuyé depuis qu'il avait perdu son corps. Ca n'était pas très plaisant d'être une tête sur une étagère, même si vous aviez un ami qui vous parlait tous les jours et vous racontait des tas de choses sur le nouveau corps qu'il vous construirait. Mais c'était encore moins plaisant d'être une tête coincée dans un coin avec absolument aucun ami du tout.
A vrai dire, les choses étaient devenues très excitantes quelques jours auparavant. Il y avait eu le choc de la collision qui avait éjecté la tête du Chevalier depuis son habituel lieu de repos. Alors il y avait eu les cris, l'agitation des gens faisant des allers et venues, et l'eau montant. Le Chevalier avait été ravi de découvrir qu'il flottait. Il avait brièvement nourri le projet de demander à son ami un corps aquatique, peut-être quelque chose avec des ailerons et des dents de requin, jusqu'à ce qu'il se rappelle les sensations provoquées par la rouille.
Mais depuis il n'y avait plus eu aucun cri ni aucun visiteur, et le Chevalier soupçonna qu'on l'avait abandonné. Ca ne lui remontait pas trop le moral. Et puis il y avait eu une autre terrible embardée, et l'eau avait commencé à monter beaucoup, beaucoup plus vite. Cela semblait également moins que prometteur. Avant longtemps, le Chevalier se trouva flottant librement à travers les couloirs du Shaper's Quest au milieu d'innombrables morceaux de restes du bateau naufragé et de détritus. Il espérait plutôt finir en trésor submergé. Cela lui aurait semblé être un destin singulier. Peut-être qu'une famille de poissons aux couleurs flamboyantes élirait domicile en son sein, il y songeait sans plus d'espoir.
Alors la plus étrange des choses arriva. Une sirène plaintive commença à hurler de toutes les directions, et la mécanique grondant sonna et hurla sur toute la longueur du bateau. Et l'eau commença à descendre ! Tout d'abord le Chevalier supposa qu'il avait été sauvé, et il commença à crier joyeusement à l'attention de ses invisibles bienfaiteurs. Mais alors qu'il flottait sur l'eau de plus en plus basse, et que la seule voix qu'il entendait était la sienne, il commença à avoir certains doutes. Peut-être que le bateau lui-même avait décidé de ne pas couler. Il ne savait pas qu'il était capable d'une telle chose, mais aussi, il ne savait pas non plus que lui-même pouvait flotter. Chacun devait s'efforcer de garder l'esprit ouvert à de telles choses.
Après moult descentes et montées, et après avoir dérivé, le Chevalier se trouva calé dans un coin de la cale du navire alors que le reste de l'eau s'échappait par d'invisibles interstices. Après ça, il eut plein de temps pour penser. Il se demandait pourquoi son ami l'avait abandonné. Il se demandait pourquoi l'eau l'avait abandonné. Et il se demandait surtout où le bateau allait, et si il y aurait à la fin du voyage quelqu'un qui voudrait bien l'enlever de ce coin extrêmement triste et sans intérêt.
En l'absence de toute réponse à ces questions, il commença à fredonner une vieille, vieille chanson. Après tout, les choses n'allaient pas si mal – il était toujours armé de son courage, n'est-ce pas ? Et il était habitué à prendre son mal en patience.
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